La Gueule de Cthulhu

Il y a quelques années, Laurent Gerra expliquait dans une interview qu’il prenait grand soin de ne jamais écouter les prestations des autres imitateurs, afin de ne pas être lui-même influencé dans son travail. Et de citer un de ses collègues, dont l’imitation de Jacques Chirac était en réalité une imitation d’Yves Lecoq en train d’imiter Jacques Chirac. De fait, les imitateurs qui ne travaillent pas directement « à la source » prennent le risque de faire de la copie de copie de copie, avec la perte de qualité que cela implique. Mais quel rapport avec le poulpe, me direz-vous ? C’est simple.

Quand on cherche à définir avec précision (pour autant que cela soit possible en présence d’une créature lovecraftienne) l’apparence physique du grand Cthulhu, il existe deux sources incontournables : la première est bien évidemment la nouvelle L’Appel de Cthulhu, qui propose une description assez minutieuse du Grand Ancien – ou plus exactement d’une statuette le représentant – et la seconde le croquis effectué par Lovecraft lui-même, reproduit ci-dessous.

Lovecraft's Cthulhu Drawing

La description de la statuette est la suivante : « Elle représentait un monstre à la silhouette vaguement anthropoïde, avec une tête de pieuvre dont la face n’aurait été qu’une masse de tentacules, un corps écailleux, d’une grande élasticité, semblait-il, des griffes prodigieuses aux pattes postérieures et antérieures, de longues et étroites ailes dans le dos. Cette chose, qui paraissait distiller une malignité redoutable et dénaturée, était d’une corpulence presque boursouflée et paraissait tassée sur un bloc rectangulaire, une sorte de piédestal, couvert de caractères indéchiffrables. La pointe de ses ailes touchait la partie postérieure du bloc, son arrière-train occupait le centre, tandis que les longues griffes recourbées des pattes postérieures repliées, ramassées, agrippaient le bord antérieur et s’étiraient en direction de la base jusqu’au quart de la hauteur du socle. La tête céphalopode était inclinée en avant de telle sorte que les extrémités des tentacules faciaux allaient effleurer par-derrière les énormes pattes antérieures qui étreignaient les genoux de la créature accroupie. »

On le voit aisément, la représentation actuelle de Cthulhu est finalement assez éloignée de la vision qu’en avait Lovecraft. D’une créature « vaguement anthropoïde », au « corps écailleux » doté de « griffes prodigieuses » et de « longues et étroites ailes », l’image du Grand Ancien a évolué vers celle d’un humanoïde adipeux dont la figure, hormis les tentacules qui dissimulent sa bouche, paraît plutôt humaine, ce qui est loin d’être le cas sur le croquis de Lovecraft, qui lui donne une tête ronde et bosselée arborant un nombre conséquent d’yeux insectoïdes (six ?). Sans oublier les petites ailes de chauve-souris qui font désormais partie de sa panoplie.

Qu’on ne se méprenne pas : je ne conteste pas aux artistes le droit de proposer leur propre interprétation (ou de « réimaginer » comme on dit de nos jours) de Cthulhu : après tout, Lovecraft ne fournit que la description d’une statue, et non de l’original. Connaissant les libertés que peuvent prendre les sculpteurs primitifs vis-à-vis de leur modèle, on peut très bien imaginer que le Grand Ancien est très différent de l’œuvre d’art censée le représenter. Non, ce qui me paraît dommage (voire dommageable), c’est que la très vaste majorité des artistes ayant dépeint Cthulhu se soient copiés mutuellement, à tel point que cette vision quasi unique du Grand Ancien fait désormais loi, aussi bien dans les dessins humoristiques que dans les œuvres plus « sérieuses » *. C’est d’autant plus dommage que cette représentation n’est pas la plus effrayante qui soit : le visage très humanisé qu’il arbore désormais et nettement moins terrifiant que ce que le croquis de Lovecraft nous laisse entrevoir. Et pourtant, on continue à la représenter le plus souvent avec deux gros yeux qui froncent des sourcils comme un vieil oncle acariâtre. N’ayant aucun talent pour le dessin, je trouve un peu triste que ceux qui en ont ne fassent pas montre d’un peu plus de créativité dans leur interprétation du Grand Ancien. Parce qu’après tout, il le mérite bien, le vieux poulpe !

* Ce n’est malheureusement pas un cas isolé. Il suffit de regarder les illustrations faites depuis cinquante ans du balrog de Tolkien, et comment une mauvaise interprétation du texte par le premier dessinateur a poussé tous les suivants à l’affubler d’ailes de chauve-souris. Mais c’est un autre débat.
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